De Christian
Agius
Juillet
1990, voyage à Bône
Une pulsion inexpliquée, probablement, mais nous
sommes bel et bien partis, Paule, ma sœur, Martine, mon épouse et
Magali, ma fille âgée de huit ans à l’époque, sur un vol d’Air Algérie
Marseille-« Annaba ».
Aimablement, le steward, un grand gaillard aux yeux
clairs, très probablement un kabyle, m’invite à passer sur les hublots
de droite, d’où je verrai bien mieux l’arrivée sur « Bône »,
appuie-t-il avec un sourire complice…
A l’aéroport, Fatima doit nous attendre avec
Mohammed, son mari, et Ouria, leur fille unique, âgée de vingt ans..
Fatima est une amie d’enfance : son père et
le mien étaient gendarmes à Villars, entre Bône et Souk-Ahras.
Mohammed, lui, je le savais chef F.L.N. Mais, au téléphone, il était
enchanté de nous recevoir, n’ignorant rien de mes aventures dans
l’O.A.S. !
A la police des frontières, on imagine sans peine
le pic accusé par mon taux d’adrénaline, d’autant que le gabelou
arbore le profil-type de l’emploi… Mais, o stupeur, il me rend mon
passeport avec un hilare « Bienvenue dans votre pays ! »
Les retrouvailles avec Fatima se passent dans les
larmes, sous le regard étonné d’Ouria, interloquée de voir sa mère
pleurer avec ce colonialiste que sa scolarité lui avait détaillé affublé
de tous les noms d’oiseaux.
La famille habite bien entendu une jolie villa du
quartier Beauséjour, toujours nommé ainsi, réquisitionnée en bien
vacant pour Mohammed : nomenclature exige…
A cinquante mètres, la villa de ma tante !..
Bône est propre : ils ont dû se souvenir de
ce qu’elle s’appelait la Coquette. La municipalité fraîchement
élue est F.I.S. Aussi quel étonnement de
voir les employés municipaux s’activer pour nettoyer l’allée
principale du célèbre cimetière, qui ne m’a jamais toutefois donné
envie de mourir, soit dit en passant.
La concierge, Aïcha, est enchantée de son
voisinage silencieux, dit-elle… La garce tient en réserve des pots de
fleurs qu’elle vend aux quelques visiteurs venus de France. Elle
les récupère sitôt leur départ, et le tour continue…
Toutes les églises ont été soit détruites, soit
islamisées, sauf………Saint-Augustin !
La basilique domine toujours la plaine d’Hippone,
et le saint docteur de l’Eglise pointe toujours son doigt vers la ville
qui a quintuplé ses habitants.
Même mon lycée, le lycée Saint-Augustin, n’a
pas perdu son nom : miracle ! Dont il faut bien trouver
explication dans ce fond de mémoire
berbère respectant le souvenir d’un des leurs, et de son apport dans
une chrétienté qui se cherchait.
Un pèlerinage s’impose : celui de l’école
Sadi-Carnot (ma chère école « Saindi-Carnot !..), des
quatre-chemins et de la route de Bugeaud, pompeusement baptisée « rue
de Strasbourg », probablement pour honorer la mémoire de mon
grand-père Alsacien…
Arrivés devant les grilles de l’école, c’est
la déception ! Tout est fermé : on avait oublié les vacances
d’été !
Lorsque apparaît, du haut des escaliers, un
personnage au profil typé de concierge.
Il s’agit bien de lui, s’approchant des grilles
avec un jovial : « vous désirez quelque chose ? ».
-
oui : nous sommes des anciens élèves de l’école ;
on passait pour voir…
-
pas de problème, le temps d’aller chercher les clés !
Il revient avec un énorme trousseau, ayant,
entre-temps, rajusté son pantalon sur une chemise béante.
Nous visitons, gorge serrée, aphones, la cour des
filles : une ou deux classes, avec leurs pupitres probablement achetés
par Jules Ferry !
Sur l’un, labouré de gravures, je lis sans peine :
« Jojo, je t’aime ».
Nous passons dans la cour des garçons. Au même
endroit, le mât aux couleurs affirme sa permanence. Me prenant par le
bras, baissant la voix pour assurer la complicité, le concierge me glisse
à l’oreille :
-
tu te rappelles, ici, quand on chantait : « Maréchal,
nous voilà, oui c’est toi le sauveur de la France… »
-
ah !
Je n’ai pu articuler autre mot…
Nous passons route de Bugeaud . L’épicerie
de madame Coutayar est fermée. Quelques jeunes désœuvrés (un pléonasme)
auxquels je demande s’ils connaissent Brahim Taïbi, un vieux copain de
quartier qui s’occupait de tous mes problèmes de maths, font face à
l’ancienne huilerie Ben Salem.
L’un me répond par l’affirmative : Brahim
serait ambassadeur ! Etant dans l’impossibilité de vérifier le
renseignement, je pense « in petto » qu’il n’a, lui, au
moins, pas volé cette situation !
La villa de madame Camilliéri, la marchande de
balais, montre toujours sa plaque « villa Marie » sur le
pilier de l’entrée.
Nous arrivons, par le même chemin, au niveau du n°
16, à ma maison natale : émotion intense !
Rien n’a changé : la treille avec ce
fabuleux raisin italien dont les grappes passaient le kilo, les
escaliers…
Mais autour, ces verrues de constructions
anarchiques ! (Boumediène, excellent socialiste, avait vidé les
campagnes pour entasser leurs habitants dans ces mégalopoles sans nom,
froides de béton).
Une aouela, tenant en laisse un mouton,
s’approche, friande de curiosité. Fatima lui explique notre présence
sur ces lieux.
La djouza se livre alors à une série de
lamentations, levant ses bras vers le ciel d’Allah : je crois bien
lire dans ses yeux, alourdis par le khôl, une lueur de
commisération…
Et, bien entendu, dans une voiture louée à prix
d’or, nous partons pour un tour des plages prometteur : le
temps est au beau fixe.
Ca grouille de jeunes !
Saint-Cloud, Chapuis, la plage Fabre, Toche, la
Patelle, le Cap de Garde qui a toujours
l’air de se moquer de la folie des hommes…
Nous décidons de nous baigner à la Patelle.
Un garde-champêtre, bardé d’écussons de cuivre
pour affirmer et confirmer l’officialité de sa fonction, nous indique
un emplacement de toute première qualité.
Sur le sable, je contemple, intrigué, une grande
corde qui limite une aire dans laquelle, manifestement, les occupants ne
présentent pas la morphologie standard de l’indigène : une
vingtaine de blondes opulentes, ressemblant à autant de cétacés échoués,
s’adonnent à un bronzage aux résultats non encore
probants, caquetant des sons qui me font penser à du slave,
houspillant des marmots aux cheveux de blé mûr…
Devant mon apparente stupeur, le garde-champêtre
confirme qu’ils s’agit bien de Russes !
Mais il se trompe sur la cause véritable de mon émoi :
la corde !
Il comprend mieux lorsque je lui montre l’objet
signant le privilège de cette petite nomenklatura…
- et oui, si comme ça, opine-t-il de
la casquette : li Français y z’ont jami mis di cordes sour la
plage !
Un mot domine la vie de tous les jours : pénurie.
Mohammed se lève aux aurores pour monter des seaux d’eau dans le réservoir
avant la coupure de 10 heures. Je fais trois fois le tour de Bône pour
trouver un petit bidon d’un demi-litre d’huile d’olive…importée
de Turquie ! Point de vin, bien entendu, chez le marchand de
n’importe quoi installé au carrefour des
Palmes. Mais Mohammed, qui m’avoue se tamponner vigoureusement de
l’Islam, m’emmène chez un pote à lui, bien entendu fellouze, à la
plage du Lever de l’Aurore, lequel, avec un sourire complice, tout en
surveillant quand même l’entrée de son restaurant, revient de sa
cambuse avec trois flacons du précieux liquide, dont un est immédiatement
proposé pour goûter, dit-il !.. Allah a dû pointer deux pécheurs
de plus, car je m’estime ne pas faire partie de ses fichiers.
La vie s’organise autour du kanoun familial.
Pour confirmer l’avancée technologique de la famille, Fatima traîne
sur la terrasse un récepteur de télévision. Ils n’ont pas encore la
parabole miracle, mais on m’annonce avec extase pouvoir obtenir la deuxième
chaîne française, grâce à une astuce technique imparable : le fil
d’antenne est connecté au couscoussier familial, lequel, baladé par
Mohammed vers le firmament, obtient tout à coup une image et un son tout
à fait acceptables, faisant douter des fantaisies onéreuses de nos
marchands d’antennes européens.
A cent mètres, un minaret tout neuf pose problème :
il empêche Mohammed de boire sereinement le Ricard que j’avais
sournoisement planqué dans ma valise.
Je minimise poliment l’affaire, mais la réponse
est sans appel : « si tu pouvais savoir combien ils sont
cons, les barbus qui grimpent là-haut ! ».
La solution coule de source : la bouteille ne
quitte pas le dessous de la table, et le précieux liquide jaune transite
vers les verres au prix de quelques acrobaties…
En ville, je retrouve mon
marchand de beignets, mes chers f’taïrs ! Je crois qu’il
n’en a jamais vendu autant au quart d’heure.
Nous partons pour
Villars, justement là où mon père et celui de Fatima représentaient la
France, chacun sur son cheval, dans les années 40. Avec un noir souvenir :
celui des émeutes de mai 1945 qui ont embrasé l’Algérie de Sétif
jusqu’à Guelma. J’avais six ans.
Assiégés dans la gendarmerie, nous avions été délivrés par
une colonne blindée de spahis …paumée à l’embranchement de la route
de Souk-Ahras. Arrivés juste derrière, les Tabors Marocains n’avaient
pas trop fait dans la dentelle…
Sur la place du village,
devant l’épicerie transmise d’indépendance en indépendance
probablement depuis Massinissa, nous sommes entourés d’une meute de
jeunes avides de savoir. Ceux qui parlent français se poussent
naturellement au premier rang. Ma sœur demande si Fedda, qui tenait à
l’époque la licence de taxi, et le titre de chef de la nahia F.L.N.
du coin…, se trouve toujours dans le quartier. Le temps de le demander,
et deux jeunes ramènent un Fedda blanchi, réticent, incrédule.
Lorsqu’il aperçoit ma sœur, aucun mot ne sort de sa gorge ;
seulement quelques borborygmes arabo-berbères… Encore des larmes, alors
que les cigognes, descendantes de celles que nous vénérions sur le
clocher de la petite église, craquettent sur le minaret de la mosquée.
Retour à Bône. Avec une
suite de contrôles de policiers qui semblent avoir pris goût à ce genre
d’activités. En passant par Duvivier, un coup d’œil torve vers un
immense cimetière militaire, témoin du dégât commis dans les rangs de
l’A.L.N. lors du franchissement en force du barrage, au printemps 1958.
Plus un seul oranger dans
la plaine de Bône, alors qu’on exportait jusqu’en Suède. Olives non
cueillies, orangers non cultivés, Fatima reconnaît qu’il s’agit-là
du dégât lamentable du régime socialiste de Boumediène, oubliant que
celui-ci a disparu en 1978.
Le lendemain, incursion décidée
vers La Calle. Je connaissais fort bien la route longeant le Lac des
Oiseaux. Mais j’avais oublié un passage protégé par la seule plaque
au monde annonçant « Attention, grenouilles »,
inchangée depuis l’époque française : tous les ans, au
jour près, les grenouilles du lac migrent vers la montagne, traversant la
route à un endroit précis, par milliers, véritable patinoire pour
l’automobiliste non initié !..
Avant la Calle, au lieu
dit La petite Calle, je contemple avec émotion la plaque commémorative
de l’installation française dite « du Bastion »,
avec le fort construit sous Richelieu en 1632.
Le lendemain, nous
grimpons dans le massif de l’Edough, vers Bugeaud. Pouillon, qui rime
avec couillon, y a construit un magnifique hôtel panoramique. Martine,
Paule et Magali ne peuvent s’approcher des toilettes, tant les « sédiments »
en obstruent l’accès. Un serveur-fonctionnaire, épouvanté d’être dérangé,
nous indique la route pour descendre à la plage.
Grande réunion de
famille avant notre retour à Marseille : on nous présente un
commandant de navire marchand, dont j’ai oublié le prénom, jovial
personnage tout à la besogne d’achever la dernière bouteille de
Ricard, annonçant le plus sérieusement du monde qu’il appareillera le
lendemain pour la wilaya 49. De bonne grâce, à la vue de mon
sourcil interrogateur, il
fait la traduction suivante : l’Algérie comptant 48 wilayas,
Marseille est appelée la wilaya 49, par commodité…
Pour achever cette révélation
originale, un neveu de Fatima, étudiant en médecine, me glisse avec une
moue complice : « vous n’avez pas compris, vous les Français,
qu’on vous envoie la lie de notre société, pour s’en débarrasser et
la faire bouffer à vos râteliers sociaux. Il n’y a qu’un type qui a
vu clair chez vous : c’est le Pen ! ».
Estomaqué, j’ai souri
poliment, soucieux des lois de l’hospitalité, oubliant que j’étais
déjà convaincu…
Le départ. Ouria nous
promet de venir en France l’an prochain, pour son voyage de noces.
Dans l’avion, hublots
à gauche, je contemple le Cap de Garde frangé de blanc dans une mer
indigo.
Et sollicite l’avis de
Martine sur le spectacle : elle se penche, regarde, et me fusille,
elle la Périgourdine, de cette gerbe de balles : « Vous,
les Pieds-Noirs, vous n’avez que la tchatche : quand on possède un
pays pareil, on se remue pour le garder ! »
J’ai fait semblant de
dormir jusqu’à Marignane.